Mohandas Karamchand Gandhi (Wikimedia).

Sur le chemin de la non-violence évangélique (1/2)

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 23 octobre 2017

Il a été courant dans la tradition chrétienne de séparer le spirituel du matériel. Il n’est pas rare d’entendre encore dans nos églises des sermons qui semblent s’adresser à des personnes détachées de leur situation sociale, politique, économique et culturelle. Étrange détournement de sens de l’Évangile, pourtant bonne nouvelle aux pauvres et témoignage de l’Incarnation de Dieu dans notre monde, dans notre histoire. Ce spiritualisme sert les tenants de l’ordre social. On peut ainsi sans mauvaise conscience adopter le point de vue des puissants sur le monde, au nom du caractère soi-disant naturel de leurs privilèges, et considérer les inégalités, les injustices, les oppressions, les violences structurelles comme des détails de l’histoire du salut. Cette manière de voir a toujours conforté une option préférentielle pour les riches.

Ce spiritualisme est du même acabit que le matérialisme courant dans notre société sécularisée, qui évacue la dimension spirituelle fondamentale de l’existence, comme si les questions de sens n’étaient pas aussi essentielles que le pain et l’eau. Comme si les raisons de vivre n’étaient pas aussi importantes sinon plus que la vie même, sans lesquels bien souvent la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. « L’être humain ne vit pas seulement de pain mais aussi de la parole de Dieu. » Cette réponse de Jésus au Tentateur témoigne fortement du danger d’une vie tournée uniquement sur des considérations de performance et d’utilité, de confort et d’intérêt mesquin : une vie en apparence attrayante mais qui est en réalité ratatinée, mutilée.

La coupure réductrice du spirituel et du matériel – du souffle et de la chair pour reprendre des termes bibliques – trouvent leur expression extrême dans le technocratisme et le fondamentalisme d’aujourd’hui, deux faces d’une même médaille. Dans Clio, Péguy a bien décrit à sa manière mordante habituelle les deux écueils qui menacent encore notre société : « Nous naviguons constamment entre deux curés, nous manœuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques ; les curés cléricaux anticléricaux et les curés cléricaux cléricaux ; les curés laïques qui nient l’éternel du temporel […] et les curés ecclésiastiques qui nient le temporel de l’éternel. »

Rester prisonnier de ces ornières, c’est participer d’une conception étriquée de l’existence, qui prive autant les croyants que les non-croyants d’un rapport au monde médiatisé par le symbolique par lequel le monde n’est pas un simple « environnement » extérieur mais partie intégrante de l’existence. Et c’est s’empêcher en tant que chrétiens d’embrasser pleinement la foi en un Dieu solidaire de la condition humaine – pour qui « défaire les chaînes injustes, délier les liens du joug, renvoyer libres les opprimés » (Isaïe 58) est au cœur de la pratique religieuse – et d’entrer pleinement dans les évangiles en tant que témoignage d’une vie vouée à la reconnaissance de la dignité humaine et au combat contre les injustices, qu’elles soient sociales, politiques, économiques ou religieuses. La croix de Jésus est indissociable de son option préférentielle pour les pauvres : les pouvoirs de son temps s’étant en effet ligués au nom de l’ordre social et divin établi pour le faire taire. Comment dès lors comprendre le sens de la résurrection sans en voir aussi le signe que Dieu, au nom duquel on a crucifié Jésus, se reconnaît tout entier dans la vie de cet homme – son Fils bien aimé – qui s’est mis du côté des réprouvés.

Un passage du Sermon sur la montagne peut nous aider à saisir cette intrication de la foi en Dieu et de l’engagement dans le monde : « Si quelqu’un te gifle sur la joue droite, tend lui aussi l’autre. À qui veut te mener devant le juge pour prendre ta tunique, laisse aussi ton manteau. Si quelqu’un te force à faire mille pas, fais-en deux milles avec lui » (Mt 5,39-42).

Résistance ou non-résistance aux méchants

Ce passage de l’Évangile selon Matthieu a été souvent interprété dans le sens d’une soumission aux oppresseurs, en contradiction avec l’agir même de Jésus, qui n’a jamais hésiter à confronter les puissants, qui s’autoproclament « bienfaiteurs » (Luc 22,24), à dénoncer leurs comportements et à prendre parti pour les exclus de son temps. On y a vu en effet une justification pour fuir les conflits, pour ne pas résister à ceux qui nous font du mal. Cela a été possible parce qu’on n’a pas assez prêté attention à la réalité sociale, économique et politique sous-jacente à ce texte, sans laquelle il peut facilement devenir un message désincarné.

Ces trois actions mises en scène – présenter la joue gauche à celui qui te frappe sur la joue droite ; donner son manteau à qui te demande, en procès, ta tunique ; faire deux milles à pied à qui te demande en faire mille avec lui – dessinent au contraire le cadre d’une résistance non-violente à l’humiliation sociale, à l’exploitation économique et à l’oppression politique des pauvres,  en appelant à une manière d’être et d’agir qui ne refuse pas le conflit, mais affronte au contraire ceux qui commettent l’injustice, tout en sortant de la spirale déshumanisante de la violence. Quand Jésus dit « ne résistez pas au mal », il faut le comprendre non comme une non-résistance, mais une résistance non-violente, une résistance qui n’utilise pas les armes de la violence et qui cherche plutôt à retourner cette violence contre elle-même. Une résistance qui ébranle les assises sociales rendant possible ce mal. Ainsi, ce à quoi Jésus invite, ce n’est pas à se plier à l’injustice, à l’oppression, ce qu’il n’a jamais d’ailleurs fait lui-même. N’est-ce pas pour avoir dénoncé les dominations religieuses, politiques, économiques et sociales de son époque qu’il a été crucifié comme séditieux et hérétique ?

La lutte non-violente de Gandhi en Inde et de Martin Luther King aux États-Unis, par exemple, a permis de retrouver le fil subversif de ces paroles, certes perçues comme radicales, mais qui semblaient orienter vers la passivité et la résignation au nom d’une conception spiritualiste de l’existence.

Martin Luther King

Martin Luther King (Wikimedia).

Présenter la joue gauche

La gifle sur la joue droite réfère au geste d’humiliation d’un maître vis-à-vis de son esclave ou de son serviteur, non à une agression quelconque [1]. En effet – nécessairement la droite, en partant du principe que la gauche, à cette époque comme encore aujourd’hui dans maintes cultures est strictement réservée aux tâches d’hygiène privées –, pour que la main frappe la joue droite, il faut que la gifle soit donnée du revers de la main. Or, Ce geste est typique du maître qui ne cherche pas tant à faire mal qu’à rappeler qui est « supérieur » et qui est « inférieur », à ramener à l’ordre l’esclave pour qu’il supporte docilement ses tâches et ses conditions de vie humiliantes.

Cette parole de Jésus rappelait aux pauvres qui venaient l’écouter des épisodes courants de leur vie quotidienne. En l’entendant leur dire de tendre l’autre joue, ils comprenaient la portée subversive de ce geste. Présenter la joue gauche force le maître à continuer à frapper non plus du revers de la main, mais, cette fois, avec sa paume, de plein fouet, et, ce faisant, à reconnaître son serviteur comme un égal. Ainsi, Jésus non seulement n’invite pas le serviteur à subir passivement cette violence humiliante, mais il l’enjoint d’affirmer son humanité en face du maître. Il l’oblige à sortir de son « rôle » qui l’autorise à frapper, à humilier, en toute « justice », en se plaçant en face de lui comme un homme face à un autre homme, d’égal à égal. On imagine la réaction du maître devant ce geste bouleversant les codes sociaux, par lequel le serviteur affirme son humanité et sa dignité en même temps qu’il l’oblige à prendre conscience de sa propre violence masquée par la « normalité » de l’ordre social, qui l’autorise à humilier, à exploiter. L’humilié, miroir d’humanité, lui projette l’image de sa propre déshumanisation. Ce geste atteint ainsi le cœur et la conscience de celui qui agresse autant qu’il ébranle symboliquement l’ordre social lui-même. Le trône sur lequel le puissant exerce son pouvoir soi-disant « légitime » vacille, et l’humilié est élevé (Lc 1,52), comme l’annonçait le Magnificat.

Nous voyons ainsi l’Évangile prendre parti contre la violence structurelle, le péché social, l’option préférentielle pour les riches, en appelant à ne plus coopérer par notre passivité à sa reproduction, en lui opposant notre désobéissance, en rompant avec ses règles, sa logique, ses institutions, en ne leur accordant plus notre consentement qui naturalise la violence. Jésus invite à refuser la normalisation du mensonge, du mal, de l’injustice. Il appelle ceux et celles qui le suivent à tenir ferme même si pour cela la répression s’abat sur eux. Car la vérité rend libre (Jn 8,32).

Je reviendrais dans le prochain texte sur les deux autres actions que Jésus met en scène : laisser aussi le manteau à celui qui veut lors d’un procès accaparer jusqu’à sa tunique (qui réfère à la dépossession et à l’endettement des pauvres au temps de Jésus) et faire deux milles à pied avec celui qui exige d’en faire un mille avec lui (qui renvoie au contexte d’oppression politique de la Palestine). Elles déploient toujours pour nous un chemin de résistance non-violente à partir de situations de violence structurelle.

Mais retenons déjà ceci : d’une part, le monde dans lequel nous vivons n’est pas anecdotique, il est partie intégrante de notre existence. L’Évangile ne peut en faire abstraction sauf à vouloir en faire la source d’une spiritualité désincarnée. Le monde où nous vivons est le lieu où Dieu nous parle. Et, d’autre part, la non-violence à laquelle nous appelle Jésus n’est pas une passivité devant le mal, mais une résistante subversive. Gandhi comme Martin Luther King, pour ne nommer que ceux-là, en rendent témoignage, chacun à leur manière. Bref, notre proximité avec la réalité des pauvres reste la clé essentielle pour comprendre l’Évangile.

Jean-Claude Ravet est rédacteur en chef de la revue Relations.

[1] Voir Walter Wink, Violence and Nonviolence in South Africa, 1987.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.