Obéissant jusqu’à la mort (détails). Georges Rouault, 1926. Lithographie de la série Miserere, 65 x 50,4 cm (Pinterest).

Le scandale et la folie de la foi

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 18 février 2019

La croix est le symbole par excellence de la foi chrétienne. Et pourtant, elle revoie à une mort humiliante, à une longue agonie, à un échec cuisant. C’était, en effet, au temps de Jésus, un gibet réservé aux insurgés romains, aux esclaves rebelles. Le châtiment ultime contre ceux qui ne se soumettaient pas à l’ordre impérial, la marque publique du pouvoir implacable de l’empire.

Ce n’est pas en effet de n’importe quelle mort que témoigne la croix, c’est d’une mort violente, œuvre des maîtres auto-proclamés du monde. Elle est en cela indissociable d’une vie jugée subversive par le pouvoir politique, économique, religieux, parce qu’elle bouleversait de fond en comble l’ordre établi, soi-disant voulu par Dieu, et ce, jusqu’à ses racines. C’est ce crucifié qui est le ressuscité, « celui qui se tient debout » en grec, rayonnant de Dieu. Sa parole qui a été étouffée, interdite, perce dorénavant les silences oppressants ; ses actes bannis, dénigrés, resurgissent comme modèle de vie ; l’espoir de justice qu’on pensait avoir écrasé, renaît comme un souffle vivifiant, libérateur, divin.

Si la croix, signe d’infamie, est devenue paradoxalement signe d’espérance, d’amour, de fidélité de Dieu, et représente la Bonne Nouvelle de Dieu, c’est qu’elle cristallise l’événement Jésus, scandale intolérable chez ceux qui logent à l’enseigne de la puissance – et qui feront d’ailleurs tout leur possible pour neutraliser, aseptiser, affadir sa signification et la modeler à leur image –, mais inouï aux yeux de ceux et celles qui font l’épreuve de la fragilité humaine, mais aussi du mal et de l’injustice.

Ce paradoxe au cœur de la foi, Paul le résume d’une parole tranchante autant que bouleversante : « Alors que les Juifs réclament les signes du Messie, et que le monde grec recherche une sagesse, nous, nous proclamons un Messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les peuples païens. » (1 Corinthiens 1,23)

L’annonce d’un Messie crucifié remet, de fait, en cause toute structure dominante reposant sur des rapports de pouvoir, tirant leur légitimité de leur conformité aux attributs divins. Elle déconstruit en même temps cette représentation de Dieu au service des puissants. « Les rois des nations agissent envers elles en seigneurs, et ceux qui dominent sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel. » (Luc 22,25) Au contraire, Dieu s’identifie aux pauvres, aux esclaves, écrasés par le pouvoir et partageant leur sort : « lui qui est de condition divine n’a pas revendiqué son droit d’être traité comme l’égal de Dieu, mais il s’est dépouillé prenant la condition d’esclave » (Philippiens 2,6), chantaient les premiers chrétiens. Ce faisant, c’est l’ordre même du monde qui est inversé. Les éreintés, les écrasés, les désespérés, ceux et celles qui gisent sur le bord de la route de la vie ignorés des riches et puissants, préoccupés de leurs affaires pressantes plutôt que de la souffrance « banale » des pauvres, ce sont eux qui sont mis au centre de la société, et non plus les riches ou les puissants. Toutes les relations humaines et la société même doivent être fondées sur la reconnaissance mutuelle du manque et de la fragilité, qui nous constituent, et sur la dette qui nous relie les uns aux autres dans un rapport de réciprocité, soulignant par-là la beauté de l’entraide, de la solidarité, du partage, du souci de l’autre, du compromis, du pardon.

Le symbole de la croix

Le symbole de la croix déconstruit les « évidences » qui justifient le désordre établi, les rapports de domination et d’exclusion, l’abdication fataliste au mal et à l’injustice. Comme si Dieu, de cela, était indifférent, pire qu’il y consentait. L’annonce d’un Messie crucifié ne peut que bouleverser ce désordre établi, pour lequel va de soi la domination sur des hommes et des femmes, mais aussi sur la nature. Car elle appelle à un dépouillement qui atteint au plus profond de soi la volonté de puissance qui  y est tapie. Elle remet la création dans l’axe du projet de Dieu. Elle est en totale résonnance avec le retournement de sens du mot « Évangile » qui se produit avec son usage qu’en fait Jésus. Signifiant « Bonne nouvelle » en grec, il désignait un message envoyé par les empereurs romains à leurs sujets à travers l’empire. Avec Jésus, il devient Bonne nouvelle de Dieu aux pauvres – scandale aux yeux des maîtres des nations, bénis des dieux qui se nourrissent de la misère, des privilèges, des servitudes. Elle inaugure un véritable séisme sociétal dont fait écho le Magnificat : « Il renverse les puissants de leurs trônes, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, renvoie les riches les mains vides. » (Luc 1,52-53) Il n’est plus de fatalité au mal, à la misère, au joug des maîtres qui tienne.

Porter le symbole de la croix, c’est dès lors oser regarder le monde et Dieu à partir d’en-bas : « ce qui est faible dans le monde, Dieu l’a choisi pour confondre ce qui est fort ; ce qui est vil et méprisé, ce qui n’est pas, Dieu l’a choisi pour réduire à rien ce qui est. » (1 Co 1,27-28) C’est rompre l’invisibilité, la non-existence de tant de gens relégués dans les marges, inaudibles, ignorés, « crucifiés » qui peinent à vivre, et marcher à leurs côtés. Et permettre ainsi à la vie de circuler de nouveau librement.

Adhérer à la bonne nouvelle du Messie crucifié, « folie » et « faiblesse de Dieu » (1 Co 1,25), c’est aussi oser écouter les cris de Job et d’Abel qui résonnent comme la clameur même de Dieu, qui s’élèvent des corps meurtris, des âmes désespérées, des charniers, des geôles, des bas-fonds. Et en répondre. « L’espoir nous est donné pour les sans-espoir », disait le philosophe Walter Benjamin.

En cela, la croix représente le don de Dieu par excellence à travers la figure du « messie crucifié ». Une vie arrachée par les pouvoirs, mais avant tout une vie donnée pour que d’autres puissent se donner à leur tour, sans craindre la mort, ni la violence des maîtres. Une vie offerte comme une source où puiser la force de se tenir debout malgré tout, comme le pain rompu de la joie de vivre, transformant toute épreuve en combat, en solidarité, en chant, en prière.

La croix est le signe de la chaîne humaine qui se forge, par-delà les siècles, entre des vivants fragiles, qui se dépouillent des oripeaux de la puissance – masquant leur vulnérabilité et la précarité des choses, rendant inaudible le chant de la Terre et « la voie de fin silence » (1 Rois 19,12) de Dieu. La communion de ceux et celles qui font de leurs manques, de leurs blessures, de leurs pleurs, des brèches par où passent la lumière. Simone Weil ne disait-elle pas : « Il n’y a qu’une faute : ne pas avoir la capacité de se nourrir de lumière » ?

Jean-Claude Ravet est rédacteur en chef de la revue Relations.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.