(Ev 1 Unsplash)

Crier, comme Lui

Mario BardMario Bard | 27 mai 2019

Lire Amos, c’est comme lire les mots qui sortent, droit et sans appel, de la bouche de l’un de mes amis qui vit dans ou près de la rue depuis des années : probablement plus de 25 ans! Je l’ai connu alors qu’il mendiait devant l’ancien Café chrétien Centre-Sud, rue Sainte-Catherine, alors en voie de devenir officiellement le « Village gai » de Montréal.

9 Car voici que, moi, je commande ; je vais secouer la maison d’Israël parmi toutes les nations, comme on secoue dans un crible, et pas un caillou n’échappe.
10 Tous les pécheurs de mon peuple périront par l’épée, eux qui disaient : « Le malheur n’approchera pas, il ne nous atteindra pas! »
11 Ce jour-là, je relèverai la hutte de David, qui s’écroule ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois,
12 afin que ses habitants prennent possession du reste d’Édom et de toutes les nations sur lesquelles mon nom fut jadis invoqué, – oracle du Seigneur, qui fera tout cela.
13 Voici venir des jours – oracle du Seigneur – où se suivront de près laboureur et moissonneur, le fouleur de raisins et celui qui jette la semence. Les montagnes laisseront couler le vin nouveau, toutes les collines en seront ruisselantes.
14 Je ramènerai les captifs de mon peuple Israël ; ils rebâtiront les villes dévastées et les habiteront; ils planteront des vignes et en boiront le vin ; ils cultiveront des jardins et en mangeront les fruits.
15 Je les planterai sur leur sol, et jamais plus ils ne seront arrachés du sol que je leur ai donné. Le Seigneur ton Dieu a parlé.

Amos 9, 9-15 (traduction : AELF.org)

Cet ami que je vois toujours en moyenne une fois par mois est passé par les affres des services sociaux balbutiants d’un État québécois qui reprenait là où les congrégations religieuses l’avaient laissé. En 18 ans – ses toutes premières années de vie – il se promènera d’une famille d’accueil à l’autre : 18! Devenu adulte, libéré du joug de services sociaux inexpérimentés et, dans son cas franchement incompétent, il découvre les pentecôtistes et se laisse convaincre que la cigarette est un poison.

Pour son malheur, les cigarettes se sont tout de même allumées et portées à sa bouche très souvent, sous la forme de produits du tabac vendu directement au dépanneur du coin, ou bien encore sous la forme d’un joint de cannabis, allumé pour soulager la douleur des jours malheureux et se donner la force de continuer à vivre, malgré tout. Et, rappel pour les jeunes lecteurs, à l’époque où le tabac provenant du chanvre cultivé est illégal.

Une vie longue et difficile, bercée de désillusions et d’espoirs déçus, de déprimes suicidaires en joies prophétiques prêtes conquérir le monde, ses formes d’injonctions et de cris sans complexes me font penser à ce qu’Amos a pu être : un prophète qui se fiche totalement des bourgeois et qui osent, avec une candeur sûre et un sens unique de la parole qui frappe, dénoncer les travers de sa société.

Certes, les paroles fondamentalistes de mon ami ne sont pas toujours justes à mes yeux. Nos débats sont souvent limités par nos perspectives personnelles et bien ancrées concernant le Livre saint de la Bible. Mais, le ton qu’il utilise est tout à fait celui que chaque chrétien devrait prendre envers ceux et celles qui détruisent le règne des cieux et rendent le monde meilleur pour leur portefeuille, caché dans des paradis fiscaux toujours plus importants, gros et secrets, qui fortifient leur pouvoir unique de faire ce qu’ils veulent, quand ils le veulent, comme ils le veulent.

Sur le chemin, crient les affamés de sens autant que de nourritures. Peu importe ; nourrir le système qui permet aux plus forts et aux plus fortunés de vivre grassement et sans complexes est ce qui importe le plus. Un cœur, autrefois de chair et devenu de pierre, pense difficilement à ceux et celles qui se courbent jour et nuit pour travailler à son enrichissement. Ces pauvres dépossédés ont écouté la voix illusoire glorifier un système économique inique. Et, lorsque découragés par le labeur sans fin du travail et, dans tant de cas, le manque de sens qu’il représente, les magazines sur les Peoples et les familles royales de ce monde nous aident à rêver. En général, les médias de masse ont bien appris leur nouveau rôle : nourrir les masses de contenus hautement inodore, incolore, non éducatif et peu engageant. On se met donc à rêver de devenir membres de l’un des grands défilés de haute couture, remplies d’une jet-set qui a grimpé les échelons un à un ou bien se retrouve par hasard dans ce monde de rêves illusoires. L’argent coule à flots, mais il est réservé à l’élite. Au bas de l’échelle, de plus en plus de gens sont dépossédés du droit à un peu de sécurité. S’acheter une maison devient même un nouveau luxe dans le « plus meilleur pays au monde », le Canada.

Déposséder pour mieux posséder l’autre

Mon ami de la rue a été adopté. À six mois, plus de maman ou de papa originels, mais une série de familles d’accueil qui se sont passé la marchandise-enfant, celle-ci devenant de plus en plus difficile à contrôler. On s’imagine : à force de rejet, l’enfant devenu adolescent se rebelle et crie de plus en plus fort et de toutes les manières, son besoin d’être aimé. Peut-être que les peuples sont eux aussi de plus en plus dépossédés comme l’enfant adopté mal-aimé qu’est devenu mon ami de la rue.

En effet, il est devenu clair que ce sont les grandes corporations qui possèdent maintenant, jusqu’à un certain point faut-il le préciser, nos vies. Un exemple parmi tant d’autres : le métro de Hong-Kong. Dans un excellent article1 d’Alexis Boulianne et Ariane Labrèche, publié dans le journal Le Devoir du lundi 27 mai dernier 2019 [1], il est raconté que le système de transport est sous contrôle… et contrôle! Extrait : « Mais derrière cette aisance de déplacement se cache un empire tentaculaire, celui du Mass Transit Railway (MTR), qui a profondément façonné le territoire en développant non seulement le transport en commun, mais aussi des immeubles résidentiels et commerciaux qui y sont connectés. Ce développement urbain a toutefois mis de côté l’offre d’espaces de vie accessibles et accueillants. » Ainsi, on y apprend que cet « empire » a construit depuis 30 ans des centres d’achats attachés directement aux immeubles résidentiels et au système de transport en commun. Pratique diront certains. Sauf que, parfois, il n’y a aucun autre choix pour aller d’une station de métro à l’autre. Un conditionnement des cerveaux, déplorent certains, puisque pendant votre transit, il est possible de s’acheter tout ce qui pourrait améliorer votre bonheur, de la petite robe inutile qui se retrouvera au huitième étage de votre garde-robe déjà trop petit, ou encore, le dernier gadget électronique qui améliorera votre connectivité avec la communauté… Que de beaux mots utilisés pour dire une réalité qui permet à quelques-uns des réaliser des profits mirobolants! Les exemples d’Uber, d’AirBNB sont frappants. De petites entreprises qui voulaient améliorer la vie des gens de manière concrète et franchement intéressante, elles sont devenues des monstres financiers qui aident à déposséder des chauffeurs de taxi déjà pauvres ou bien à déloger les habitants du centre-ville de grandes destinations touristiques pour mieux loger une clientèle – bourgeoise et riche? Laisser-moi le penser… — qui raffolent des petits plaisirs simples que lui procurent les petites boutiques branchées hyper chères et sans lendemain, les bars qui ferment au bout de six mois ou bien encore, le dernier resto à la mode qui, faute d’administrateurs compétents, connaît le même sort que le bar branché d’à côté. Dépossédé vous dites? You bet!

Amos avait raison de crier comme un enragé envers son peuple, s’endormant au gaz des rêves illusoires de fortunes royales et corporatives. Et, si la richesse d’un peuple se mesurait plutôt à l’aune de la générosité, de la gentillesse et du développement véritable de ses institutions d’accueil des immigrants, éducatives, de santé et sociales, entre autres, je ne suis pas si sûr que le Québec d’aujourd’hui gagnerait la palme. Les pays occidentaux se referment et le pape François ne cesse de crier dans le désert : accueil inconditionnel de l’étranger, fin d’un consumérisme florissant — mais déjà moribond —, écologie intégrale.

Polis, les riches que nous sommes l’écoutent – c’est un bien grand mot! – l’entendent plutôt, et retournent à leurs moutons : mieux remplir le compte en banque et assurer la dépossession de l’autre. Illusion qui, dans la tombe, n’aura plus aucun sens. Rappelez-vous la parabole de Lazare et l’homme riche dans l’Évangile de Luc.

Alors : qui osera, comme Amos et comme Dieu – comme Lui! – crier nos dépossessions pour que, de nouveau, nous osions demander plus que du pain et des jeux? Et bien sûr, avec le ton de mon ami de la rue!

Mario Bard est responsable de l’information au bureau canadien de l’Aide à l’Église en détresse (AÉD Canada).

[1] Alexis Boulianne et Ariane Labrèche, « Le métro de Hong Kong, architecte du consumérisme », Le Devoir du lundi 27 mai dernier 2019.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.

Hammourabi

Suggestion de lecture

Pour poursuivre la réflexion, je vous suggère la lecture de cette BD de François Samson-Dunlop :  Comment les paradis fiscaux ont ruiné mon petit-déjeuner, postface d’Alain Deneault, éditions Écosociété, 2019.