Statue de Jules César Auguste à Rome (Fernando Cortès / 123RF).

Le culte des idoles

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 19 octobre 2020

La campagne électorale américaine actuelle met en scène le plus souvent une image distordue de la foi, une foi autorisant un moralisme étriqué, doctrinaire, individualiste, au service du statu quo, de la loi et de l’ordre, confortant les valeurs des classes dominantes. Une foi si éloignée de la justice sociale et de l’option pour les pauvres qu’elle n’a plus rien à voir avec l’Évangile, et n’a de chrétien que le nom.

C’est la réalité de bien des Églises qui semblent prêcher un Christ qui aurait avant tout donné sa vie « pour la sécurité des propriétaires, le prestige de tous les hauts fonctionnaires, et la stabilité des gouvernements » (Bernanos). Que peut bien signifier pour elles la mission de Jésus : annoncer la bonne nouvelle aux pauvres, libérer les opprimés (Luc 4,18-19). Elles annoncent plutôt un Dieu désincarné, exigeant des rites tout aussi désincarnés comme signes de soumission due à un maître, à l’image des puissants de ce monde. Elles encouragent une spiritualité qui a tourné le dos à la vie et au monde, se forgeant une image de Dieu au-dessus de la mêlée humaine et de l’histoire, sourd aux cris des opprimés, des réprimés, des écrasés, indifférent à leur sort. Un Dieu qui ne marche pas à leur côté, ni ne soutient leurs luttes – qui n’est pas un Dieu souffrant et libérateur.

Ainsi se présente parfois la religion, nous faisant vivre dans le monde comme n’y étant pas. Qui ne nous y ramène surtout pas, indifférente à l’état intolérable des choses – parce que ce qui est et qui passera ne la concerne pas. Opium du peuple. Mais la religion, incluant ses rites, ses prières et ses chants, a aussi vocation de porter le monde, et nous y plonger dedans comme des artisans de paix, de beauté, de bonté, de justice. La célébration de la beauté, du bien, de la justice, de la mémoire de Dieu dans nos vies et le monde, n’est pas fait pour nous distraire de notre existence empêtrée dans l’histoire du mal, mais pour lui donner, au contraire, du sens, en nous rendant coparticipant à la création même de Dieu. Pour le Dieu de Jésus, aimer Dieu c’est prendre soin du monde, lutter contre le mal et prendre parti pour les exclus. Les rites n’ont de valeur que s’ils témoignent et s’accompagnent d’un engagement en faveur des déshérités de la terre, s’ils ne le font pas, ils offensent Dieu (Mt 25,31-46 ; 1 Co 11,17-34).

Le discours sur la foi

Les médias de masse d’ici font leur chou gras des manifestations religieuses qui confortent et confirment leur vision de la religion comme une forme d’aliénation. Pour eux, le scandale de la religion, aujourd’hui, c’est d’être considérée par certains comme encore pertinente alors qu’elle devrait être chose du passé – Dieu étant mort et enterré depuis longtemps –, à tolérer à la rigueur comme une vieillerie apaisante, distrayante, si elle reste bien confinée dans la sphère privée, voire intime. Dieu est devenu une idole mineure dans le Panthéon de l’idéologie capitaliste où trônent plutôt des idoles omniprésentes, omnipotentes et sans pitié : l’Argent, le Profit et la Jouissance sans contrainte. Leur culte, sans espérance, exige le sacrifice de multitudes invisibilisées et la destruction de la nature.

Cette vision de la religion ainsi que l’emprise grandissante d’idoles mortifères exigent des chrétiens « une dé-pacification du Christ », comme dit le jésuite et théologien salvadorien, Jon Sobrino, de telle sorte qu’il « ne nous laisse pas en paix devant la misère [1] ». Ce qui implique une « désidolatrisation » de Dieu, afin qu’« en son nom on ne puisse opprimer ». L’idolâtrie en tant que concept théologique se réfère à Dieu ou à tout réalité absolutisée, en tant qu’il justifie et autorise de propager la mort plutôt que la vie, d’humilier les pauvres au lieu d’affirmer leur dignité, de justifier l’oppression, la domination et l’exclusion au lieu d’en appeler à la libération et au service. Le Dieu de Jésus est un Dieu qui combat les idoles qui s’immiscent au cœur de la foi et au sein de la société. En ce sens, il est politiquement et religieusement dangereux. Et c’est la raison pour laquelle Jésus a été crucifié comme subversif et hérétique.

Une foi en Jésus qui ne poursuit pas sa pratique subversive et libératrice, sa partialité envers les pauvres, qui lui a coûté la vie, est une foi morte. Croire au Dieu de Jésus, aujourd’hui, c’est comme lui, défendre l’opprimé, confronter les oppresseurs, annoncer le Dieu de vie et dénoncer les idoles de mort – ces dieux qui enchaînent plutôt qu’ils ne libèrent, aveuglent plutôt qu’ils n’éveillent, écrasent plutôt qu’ils ne mettent debout, détournent du monde plutôt qu’ils ne nous y engagent.

Croire à la bonne nouvelle de Jésus n’est pas un chemin tranquille, car elle sera toujours un scandale dans un monde centré sur la cupidité et l’appropriation des richesses.

Le Notre Père

La prière que Jésus a enseigné à ses disciples engage celui ou celle qui la dit à « purifier », « désidolatriser » sa foi. « Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour » ne peut être dit que par celui ou celle pour qui ce pain n’est pas assuré. Dire cette demande implique de se mettre à la place de celui ou celle pour qui demain est incertain. Le faire, c’est s’engager à œuvrer à la réalisation de cette demande, en partageant son pain et en contestant les structures qui font en sorte que le pain manque pour certains parce que quelques-uns accaparent la terre et le blé qui appartiennent à Dieu. De même qu’appeler Dieu, Père, c’est s’engager à se comporter en frères et sœurs les uns pour les autres. La demande suivante, portant sur la remise des dettes, montre bien que la prière est un engagement, d’une part, à prendre soin les uns des autres et, d’autre part, à rompre les chaînes de l’oppression, de la faim, de la misère.

« Remets-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs. » Cette demande témoigne de la condition requise pour qu’il y ait une relation libératrice à Dieu ; c’est la relation libératrice à l’égard des pauvres sans laquelle le lien avec Dieu est rompu. La dette cristallisait, au temps de Jésus, l’injustice envers les pauvres (voir mon texte « La non-violence subversive de Jésus »). Les impôts exorbitants prélevés par Rome et les monarques juifs à sa solde acculaient les pauvres à l’endettement. Les taux usuraires les jettent dans la misère et le désespoir : ils perdent leur terre, garant d’une vie digne, ils sont torturés, vendus en esclaves. La dette était le symbole douloureux de leur dénuement total, d’une vie humiliée, mutilée, violentée. Le bibliste André Myre le dit clairement : « Les pauvres ont faim parce qu’ils croulent sous les dettes [2]. »

La demande du pain et la remise des dettes sont indissociables, elles convergent vers un même comportement solidaire, une même contestation des structures qui acculent à la faim, à l’endettement, à la dépossession. Ne pas s’engager dans cette voie rend vaine la prière.

La prière de Jésus est à double tranchant : elle purifie notre foi et nous engage dans un chemin de dépouillement et de libération. Le chemin vers Dieu est un chemin d’humanité. On ne peut à la fois servir Dieu et l’idole Argent. Le chemin de la foi est indissociable d’une manière d’être au monde qui n’entretient pas la dynamique de la dette, de la domination, de l’exclusion, mais au contraire court-circuite la dynamique de l’accaparement et de la dépossession pour construire sur de nouvelles bases la maison commune : sur le roc du partage, de la solidarité, de l’entraide. Vivre comme des pauvres, à la suite de Jésus, c’est ébranler les assises d’un monde bâti sur l’oubli de notre dette à l’égard de la vie, qui nous commande, pour l’acquitter, de prendre soin les uns des autres, de nous relier humblement à la Terre, d’écarter loin de nous l’illusion désastreuse d’en être les maîtres, des « riches et puissants », qui sèment la mort, la laideur, la misère, en se coupant de l’essentiel. De nous ouvrir au don de la vie, à l’amour.

La prière du Notre Père nous rapproche ainsi de la fragilité de la vie, et formule notre responsabilité joyeuse et humble à veiller sur elle et, portés par l’esprit de Jésus, à devenir ce que nous sommes, des enfants du Dieu vivant.

Jean-Claude Ravet, membre par intérim de l’équipe éditorial de Relations, en a été le rédacteur en chef de 2005 à 2019.

[1] J. Sobrino, Jesuscristo liberador. Lectura histórica-teológica de Jesús de Nazaret, Salvador, UCA, 1991, p. 95.
[2] A. Myre, La Source des paroles de Jésus, Montréal, Novalis, 2012.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.