(Priscilla Du Preez / Unsplash)

Le déconfinement de la foi

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 21 juin 2021

L’expérience de foi concerne aussi la cité. Intime, atteignant le plus profond de soi, elle ne laisse rien intact. Les prophètes bibliques, comme Amos, en témoignent, interpellant et accusant les rois et les prêtres qui opprimaient les pauvres. Elle imprègne l’existence, l’oriente, lui donne sens. Dieu, l’infini, l’absolu, ne renvoient pas avant tout à des valeurs mais à des relations, des liens sensibles à la fois charnels et spirituels qui traversent toute l’existence, la vie, la nature, les autres, le monde, la société, l’univers, le temps, les nouent dans une même aventure, une texture commune. Confiner l’expérience de foi à l’intime ne peut que l’étouffer, la pétrifier tout bonnement, car, vivante, elle décentre, au contraire, et relie le soi à une chaîne de vivants, de mémoires, d’êtres, qui donne à la vie une saveur particulière, un sens particulier. Elle ébranle le sol sur lequel on marche, de sorte que les pas incertains s’apparentant à ceux d’un funambule sur une corde raide, et la foi à la perche qui assure l’équilibre et la marche précaires, sans pour autant éviter la chute.

Comment l’agir n’en serait-il pas orienté, pétri? La conception intimiste de la foi relève d’une conception libérale, individualiste de l’être humain, une fiction utile au capitalisme axé sur la jouissance égoïste, la quête de profit à tout prix, mais néfaste à la vie, fondamentalement relations, liens. Cette fiction fortement intériorisée en vient à ratatiner l’existence, à la vider de sa profondeur, à la déconnecter du souffle qui l’anime. Elle voue l’existence aux choses, non pas dans une attitude gratuite de contemplation, d’admiration, qui témoigneraient d’une profonde relation intérieure, vivante, mais dans une perspective marchande, consumériste et perversement rationnelle, la poussant à posséder, à accumuler, à accaparer, à maîtriser, en tant que maîtres et possesseurs de la nature, oubliant tragiquement que nous en sommes partie intégrante. Les experts en la matière, les maîtres du temps, s’affairent par toute sorte de moyens attrayants, captivants, ensorcelants, à nous enchaîner en masse à cette vie superficielle, marchandisée, à la surface des choses et de la vie, car ils en tirent leur puissance et leur richesse.

Le confinement de la foi au privé est le propre des régimes répressifs comme on l’a vu en URSS ou actuellement en Chine. S’il est pourtant si courant aujourd’hui d’entendre cette injonction hors d’un contexte ouvertement répressif, cela tient de l’emprise de la fiction individualiste libérale, sur la société. Elle nourrit l’illusion de la suffisance, nous considérant redevables de personne ni de rien, comme si nous n’étions pas débiteurs d’une dette insolvable contractée en naissant envers les autres qui nous ont précédés, engendrés, accueillis, avec ou contre lesquels nous nous faisons, nous cheminons, nous vivons. Or, la dimension religieuse de l’existence renvoie à la vie en tant que don et dette, engageant l’existence dans le sens de la gratitude et de la responsabilité à l’égard du monde – deux figures constitutives de la liberté humaine qui ne consiste pas à s’approprier ce que nous désirons, sans plus, comme si nous étions à une monade autosuffisante, mais à veiller à déployer en nous et autour de nous les liens qui unissent à autrui, à la vie, au tout Autre, et nous libèrent. Cette relation existentielle au sens, dont la dimension religieuse de l’existence fait écho, ouvre cette transcendance au cœur du monde – qu’évoque aussi la poésie – dont chacun, chacune est porteur, et à laquelle chacun, chacune répond à sa manière. Comme l’agnosticisme et l’athéisme, l’expérience de foi en est une réponse possible, une voie singulière et collective tournée vers ce tout Autre, à la fois familier et étrange, senti comme appel et relation vivante, n’excluant pas le sentiment ni de l’absence, ni du silence ni de la révolte.

Le signe de Jonas

Le processus de sécularisation – qui a libéré l’expérience religieuse des liens avec la domination et la servitude – a été dévoyé par la suffisance et autosuffisance libérales, traduisant le silence et l’impuissance de Dieu en inexistence, insignifiance et impertinence pour la société, en faisant de la sécularisation son alliée dans la profanation de la vie en marchandise, dans la réduction du monde désenchanté en marchés au pouvoir de l’argent. Alors que la sécularisation, étroitement liée à une expérience de foi, oriente celle-ci du côté des impuissants, des laissés-pour-compte, des muselés et vaincus de l’histoire auxquels Dieu s’identifie. Elle est loin ainsi de nier que l’expérience de foi a sa part à jouer dans l’humanisation du monde et la mondanisation de l’humain, tout au contraire.

Certes, cette méfiance voire ce mépris envers le religieux est tributaire de l’expérience douloureuse de l’immixtion du pouvoir religieux dans l’espace politique qu’à représenter le cléricalisme au Québec par exemple ou de la peur de régime théocratique à l’étranger. Mais une fois écartée et délégitimée collectivement cette présence intrusive et prétention autoritaire rien ne justifie d’équivaloir cet autoritarisme et cléricalisme à l’expérience de foi, sauf à être prisonnier d’une vision appauvrie de l’être humain.

Et pourtant des croyants sincères acquiescent voire soutiennent l’injonction insensée d’une laïcité sociétale mal comprise qui prétendrait exclure de l’espace public et politique l’expérience de foi et religieuse, d’en évincer les signes – comme au Québec avec la Loi 21 qui interdit les signes religieux aux enseignants et enseignantes de l’école publique – en confiant l’expression de la foi à l’espace privé.

Certains soutiennent même que cet effacement du religieux, propre à une laïcité dévoyée, méprisante à l’égard du religieux, serait en quelque sorte conforme à l’expérience chrétienne. Elle en serait l’expression laïcisée. J’aimerais m’adresser à cette frange de croyants – auxquels je me rattache – qui partagent la bonne nouvelle aux pauvres de Jésus, la font sienne, pour qui la foi et la justice vont ensemble, pour qui rendre grâce à Dieu c’est être solidaires des pauvres, délier les chaînes des opprimés, œuvrer sans compter à la justice et à la paix.

J’entends dire : Jésus a délivré de l’obligation de signes extérieurs de la foi autre que l’amour, le service des écorchés par la vie, la lutte contre l’oppression, pour la justice. Il est vrai que Jésus rudoyait les hypocrites et les ritualistes, « ces sépulcres blanchis » prompts à accomplir des rites mais négligeant le plus important, la justice et la miséricorde (voir Matthieu 23,13-32). Que la foi en Dieu n’est rien sans cet amour du prochain : celui qui souffre, qui a faim, l’opprimé, le réprimé, l’exploité, l’exclu (Mt 25,31-46 ; Luc 10,25-37). Une société sans rites ni signes religieux extérieurs, il est vrai, n’incommode guère les chrétiens. Leur foi reste tout entière dans le service, le combat pour la justice, le partage, le silence. L’anonymat leur convient, et les catacombes aussi s’il le faut, pour le partage du pain et rendre grâce, ou accomplir les rites. Mais, ce serait mal comprendre la foi qui les anime que de justifier par elle l’exclusion des signes religieux et l’interdiction d’exprimer sa foi dans l’espace public et politique. C’est parce qu’elle est centrée sur la quête de justice, la compassion, le service, qu’elle ne peut s’accommoder d’un musèlement de l’expression religieuse, sauf à trahir le souffle qui l’anime. Car elle s’arrogerait ainsi un pouvoir sur les autres. Le service deviendrait domination, la libération à servitude, le silence musèlement.

La relativisation des signes religieux au regard de l’amour et du service de la justice n’a pas pour but d’imposer leur non-apparence ni leur retrait de l’espace public, mais de contester leur association avec le pouvoir et la vérité comme s’ils n’étaient pas précisément des signes qui renvoient au sens et à l’interprétation, de rendre aux signes religieux leur sens polysémique et leur dynamique herméneutique, et de les libérer du conformisme. L’interdiction des signes serait contradictoire à cette visée, en les enfermant précisément dans une univocité doctrinale. Telle a été l’attitude des premiers chrétiens face aux obligations rituelles liées à la nourriture, à la purification, à la circoncision. François d’Assise n’a pas hésité à adopter des pratiques rituelles musulmanes, observées lors de son séjour chez le sultan à Damiette en Égypte.

La foi chrétienne respecte les différents signes et expressions religieuses comme des signes et expressions parmi d’autres de l’amour de Dieu. Elle s’oppose en revanche à tout pouvoir qui les imposerait, comme à tout pouvoir qui opprime, réprime, soumet, brime que cela soit au nom de Dieu, de la religion, de la Patrie, de l’État, de la Science, du Progrès, qu’importe l’idole au nom desquelles on s’autorise à le faire. Elle ne partage pas le pain avec les puissants (1 Co 11,17-34). Elle se rebiffe à toute institutionnalisation du droit des plus forts, marginalisant les autres, les invisibilisant.

L’histoire nous enseigne comment le christianisme, en oubliant ses origines, est devenue une orthopraxie, un cléricalisme, une foi outrecuidante, suffisante, prétentieuse, dominatrice, un pouvoir qui a humilié, outragé, exploité, dominé. Elle a imposé un sens, étouffé la vie, soumis des existences. Elle a fait de son Dieu crucifié, solidaire des crucifiés de l’histoire, un Pantocrator au service des maîtres de leur temps. Être du côté des victimes comme le Dieu de Jésus y appelle, c’est rappeler que la cité et l’État ne peuvent être des substituts d’un Dieu tout-puissant, mais doivent se mettre au service du bien commun, des relations solidaires, égalitaires, bienveillantes à l’égard des humains et de la vie, dans lesquelles Dieu se reconnaît (Isaïe 58,4-9).

Une théologie politique à l’œuvre

Une laïcité jugeant de haut le religieux comme obsolète, tentant à l’invisibiliser comme néfaste pour la vie publique, participe d’une théologie politique cléricale, héritée de la compromission séculaire de l’Église avec le pouvoir et fondée sur l’ordre. Elle relève d’une volonté d’imposer le sens, d’enfermer la société dans une raison étriquée, une objectivité stérile et déshumanisante, toujours au bénéfice des repus, des nantis. La liberté alors sert à marginaliser, l’affirmation de l’identité, à écraser, à exclure. Or, s’il y a une théologie politique en écho à l’expérience chrétienne, elle est fondamentalement an-archique. Elle est au service des laissés-pour-compte non du pouvoir, du statu quo, de l’ordre – du désordre établi. Elle fissure ces entités pour faire apparaître les possibles écrasés sous leur poids, étouffés par la fatalité. Le Dieu de Jésus est le Dieu de ceux et celles qui ne sont pas, les non-personnes (les humiliés, les exclus, les laissés-pour-compte de la société) : « ce qui dans le monde est sans naissance et ce que l’on méprise, voilà ce que Dieu a choisi : ce qui n’est pas, pour réduire à rien ce qui est » (1 Co 1,17-29). En appeler de Dieu, c’est, dans cette perspective, s’ouvrir à ce qui est « impossible » selon les prétendus maîtres du monde, à ce que Jésus appelait le « règne de Dieu ».

La bonne nouvelle aux pauvres de Jésus s’inscrit dans la tradition messianique d’un Dieu qui vient rendre justice, reconnaître comme ses héritiers les pauvres, les exclus, des artisans et assoiffés de justice et de paix.  Ce Dieu qui vient ébranle les structures de pouvoir – il renverse les potentats de leurs trônes et élève les humbles, comble de bien les affamés et renvoie les riches les mains vides (Luc 1,52-53) – mettant en état d’impermanence toute institution, injectant continûment de l’instituant au sein des institutions, les empêchant de se réifier, de se pétrifier, de se refermées sur elles-mêmes au lieu d’être au service de la vie et de rester ouvertes à l’a-venir, à l’horizon de justice.

« Je vous le dis, s’ils se taisent, les pierres crieront. » (Luc 19,40)

Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la revue Relations de 2005 à 2019.

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.