La création du monde. The Saint John’s Bible (image © Bible Gateway).

3. Première discussion au cours du repas du soir

Roland BugnonRoland Bugnon, CSSP | 28 novembre 2022

Rappel : Lucius et Flavia ont retrouvé leur frère et beau-frère, ainsi que sa femme Aurélia. Ils ont eu le temps de découvrir quelques aspects de leur lieu de vie. Leur accueil a été magnifique, mais quelque chose les intrigue. Ils ont pris conscience que de grands changements se sont produits dans leurs vies. Le temps d’une première explication est venu.

Lucius a posé la question qui les intrigue, lui et Flavia : que s’est-il passé à Césarée ? Cornelius se tourne vers Aurélia et leurs yeux à tous deux s’illuminent d’une joie légèrement espiègle. Tandis qu’il prend la main de sa femme il regarde ses visiteurs. Un grand sourire éclaire son visage.

Lucius ! Flavia ! J’espérais depuis longtemps ce moment d’échange et je suis heureux, comme Aurélia, de pouvoir vous donner l’explication que vous me demandez. Effectivement, nos vies ont été complètement chamboulées par un événement difficile à comprendre lorsque l’on n’a rien vécu de pareil dans sa propre vie.Cela ne m’empêchera pas de vous dire ce qui s’est passé. Mais je ne suis pas seul à avoir changé. Aurélia a également été prise dans ce bouleversement. Je la laisse commencer à en faire le récit. Je suis sûr que cela va susciter une discussion animée entre nous.

Aurélia se rapproche légèrement de son mari et se serre contre lui, comme si elle désirait montrer, par son geste, qu’ils sont bien les deux à avoir vécu la même histoire.

Il y a maintenant quelques dizaines d’années, nous quittions Rome pour venir nous installer dans ce pays que nous ne connaissions pas. Cornelius rêvait d’exploits guerriers et moi je m’apprêtais à vivre la vie d’une femme cantonnée dans une ville de garnison. C’est le cœur pincé que nous avons pris congé de vous et nous sommes arrivés ici à Césarée. Sa connaissance des lettres et son ancien travail d’avocat dans le cabinet de son père, ont valu à Cornelius de devenir le chef de la garde du palais du gouverneur. Vous l’avez constaté, en plus de responsabilités militaires, il doit assurer certaines tâches administratives. Ce fut une chance pour nous deux. Nous avons pu loger dans cette belle maison et je pense que nous y resterons jusqu’à la retraite. La vie y est agréable et les problèmes de violence que l’on connaît à Jérusalem, n’affectent en rien le calme de notre cité. J’en viens maintenant à ce qui s’est passé ici.

Vous connaissez Cornelius ! C’est un amateur de livres. Il profite de ses moments de repos pour lire ou relire les philosophes grecs qu’il apprécie particulièrement et les grandes tragédies d’Eschyle ou de Sophocle. J’y ai pris goût moi aussi et nous étions deux à pouvoir discuter longuement de thèmes qui touchaient à notre vie d’homme et de femme. Pourtant nos discussions interminables nous laissaient souvent insatisfaits. Nos divinités gréco-romaines sont bien trop humaines dans leur comportement et jouent de façon trop arbitraire avec la vie de chacun. La perspective de rester indéfiniment prisonnier d’un destin inexorable, pesait lourdement sur nous. Quel sens peut avoir l’existence humaine si l’horizon est entièrement bouché, sans espérance possible ? C’est alors que Cornelius a fait une rencontre qui fut le point de départ de tout un cheminement que je lui laisse raconter.

Aurélia se tait. L’obscurité tombe progressivement sur la ville et les bruits du jour s’estompent dans la douceur du soir. Avant de prendre la parole, Cornelius demande à l’un de ses serviteurs d’allumer les lampes et le bois qui a été déposé dans la cheminée. Il prend sa coupe, boit une gorgée de vin, reste quelques instants le regard fixé sur ses souvenirs et prend le relais de son épouse.

Merci Aurélia ! Comme chaque fois que nous parlons de ce qui s’est passé dans notre vie, tu sais parfaitement en poser le décor.

Accompagnant ces derniers mots, d’un geste rapide il embrasse cette dernière. Un sourire éclaire chaque visage et détend l’atmosphère.

Vous m’avez connu à l’époque où je rêvais encore d’exploits militaires. J’étais jeune et plein d’illusions sur la puissance de Rome et les « bienfaits » apportés par ses armées aux populations barbares, comme nous les appelons. Mais les succès des légions romaines s’accompagnent de massacres et de sang répandu. La main de Rome s’abat chaque fois lourdement sur les populations vaincues, les soumettant à un impôt qui pèse lourdement sur les petites gens. La vue des souffrances endurées par les populations vaincues et la misère qui succède généralement à la défaite d’un pays, m’ont ouvert les yeux et j’ai progressivement perdu toute fierté devant les exploits que j’avais en partie contribué à créer à la tête de mes troupes. Quand nous nous sommes installés à Césarée, j’ai été heureux de quitter le feu de l’action et de me retrouver affecté à une tâche beaucoup plus calme que celle qui m’incombait durant la bataille. J’avais un peu de temps pour moi et je me suis remis à la lecture des livres que je trouvais. Mes nuits étaient encore hantées par le souvenir de tout ce que j’avais vécu. Aurélia s’en souvient, elle qui essayait de me calmer, lorsque je me réveillais brusquement en criant, à la suite d’un cauchemar. Vous dire ce que j’ai ressenti en moi à l’époque, j’en suis bien incapable. Aujourd’hui je l’interprète comme un appel qui montait du fond de mon être et suscitait mon intérêt pour les textes religieux.

Mes activités me mettaient en relation avec des personnes d’origines diverses. Un jour, je reçois un vieil homme qui avait une affaire à régler avec moi. Il est venu plusieurs fois me trouver et nous avons sympathisé. C’était un vieux juif dont toute la personne respirait une paix profonde. Nous avons discuté de choses et d’autres ; puis, mis en confiance par la qualité de nos échanges, nos discussions ont pris plus de liberté et de profondeur. Je déplorais la violence qui pèse lourdement dans les relations entre Rome et Jérusalem. Lui me parlait de la sagesse qui manque aux hommes dans leur comportement. J’avais trouvé un interlocuteur qui répondait en partie à mes questions. Ses paroles m’intriguaient. Visiblement, elles s’inspiraient d’écritures que je ne connaissais pas, mais qui me séduisaient. J’y découvrais une profondeur de penséequi ouvraient de nouvelles perspectives. Il a commencé à me parler du dieu d’Israël. Je vous avoue qu’alors j’ai découvert un visage du divin qui m’a bouleversé.

Nos échanges m’ont révélé un dieu différent, intéressé au destin de l’être humain, l’appelant, comme un alter ego, à entreprendre une démarche d’alliance avec lui. Rien à voir avec le fatum ou le destin implacable imaginé par les stoïciens pour qui la destinée de chacun est inscrite une fois pour toute et à laquelle nul ne peut échapper. Le dieu que je découvrais trouve sa joie et son bonheur dans le dialogue avec son peuple. Il n’impose rien ; il propose et sollicite une adhésion libre à sa Parole. Ses lois sont offertes, comme un chemin de vie et de liberté, à son peuple et à tout être humain. Avec lui, s’ouvre un avenir où s’accomplit le destin de chacun, une invitation à partager les joies de son existence dans ce que l’on appelle sa gloire. Je connaissais des éléments de l’histoire juive. Ce peuple a toujours vécu sous la domination des grandes puissances qui se sont succédées pour contrôler ce coin de terre. Curieusement et contrairement à ce qui s’est passé avec les autres peuples, ni les pharaons d’Égypte, ni les rois de Babylone, ni les Grecs, ni les Romains ne sont parvenus à imposer leurs divinités à Israël. Bien au contraire, les épreuves l’ont conduit à développer une connaissance de plus en plus fine et personnelle du divin. Dans les livres qu’ils ont écrits, les prophètes dressent le portrait d’un dieu unique qui aime son peuple, lui parle et l’invite à vivre dans la confiance selon les lois de l’alliance. À ses yeux, la recherche du droit et de la justice ou encore, le souci de la veuve et de l’orphelin, ont plus d’importance que tous les sacrifices qu’on peut lui offrir. J’avoue que j’ai été séduit par ce que j’ai lu et entendu. J’y trouvais des pensées qui ouvraient de nouvelles perspectives.

Depuis quelques minutes, Flavia bouge beaucoup sur son siège, on la sent bouillir intérieurement. Elle cherche à intervenir dans le récit de son frère. Profitant d’une pause, elle s’exclame avec brusquerie.

Si je te comprends bien, tu as abandonné la sagesse de nos anciens maîtres pour te tourner vers les doctrines juives ? Je t’ai connu plus critique avec toutes les religions venues d’orient. Je doute que leurs écrivains sacrés fassent preuve d’une plus grande originalité que les sages d’Égypte et de la Grèce. Socrate, Platon ou Aristote ont amplement réfléchi aux problèmes qui hantent l’humanité depuis la nuit des temps et apporté des réponses qui me satisfont pleinement. Je ne vois vraiment pas ce que des prophètes juifs pourraient dire de plus. Et puis, tu devrais te souvenir de nos relations de jeunesse. Parmi nos amis, certains étaient juifs, mais ils n’avaient pas le droit de partager quelque chose avec nous. Je trouvais que leur particularité leur montait à la tête.

Cornelius reste pensif, un vague sourire sur les lèvres. L’évocation de son lointain passé lui fait revivre ces heures d’échange avec Flavia et d’autres amis de son âge. Les philosophes grecs et quelques auteurs latins étaient leurs maîtres. Depuis lors, quel chemin parcouru ! Brisant le silence, Aurélia intervient.

Flavia, je comprends ta réaction. Elle fut en partie la mienne lorsque Cornelius a commencé à se plonger durant de longues heures dans le livre que Lucius a ouvert, tout à l’heure, dans le jardin. Curieuse comme je suis, je me suis mise à le feuilleter. Si certains passages me plaisaient bien, d’autres me heurtaient profondément. Quand, en signe de reconnaissance pour une victoire sur les ennemis d’Israël, il demande que la ville tout entière lui soit offerte en sacrifice, je trouvais que ce dieu-là ne méritait aucun honneur, pas plus que nos divinités traditionnelles. Nous en discutions Cornelius et moi avec notre vieil ami Josaphat. Au fil d’une lecture approfondie, nous avons vu émerger l’originalité de la foi juive. Je parle de la foi et non de la religion, parce que la foi est un acte de confiance donné à quelqu’un et en particulier à la divinité que l’on désire honorer, tandis que la religion comporte un ensemble de pratiques et de rites vécus par un peuple. Ce qui nous a séduit, dans les écritures juives, c’est la découverte d’un dieu personnel qui cherche à vivre en relation avec l’être humain. Son cœur est rempli d’une tendresse infinie et son amour inépuisable. Il n’apprécie rien tant qu’une réponse similaire donnée en retour et l’adhésion confiante à ses paroles. Un dieu qui libère son peuple et le veut libre de ses choix, voilà celui que le peuple juif vénère et célèbre, chaque année, à l’occasion de la Pâque. J’ajouterai que cette liberté, beaucoup la voient avant tout comme politique, mais les sages d’Israël ont compris qu’elle se réalise d’abord au niveau du cœur. Elle est liberté par rapport à tout ce qui se vit su niveau humain ; elle ouvre un avenir dont l’aboutissement est le divin lui-même.

Lucius écoute Aurélia avec attention. Il essaie d’établir un rapport entre ce qu’il a lu et ce qu’il entend maintenant. Il doit bien avouer sa surprise devant certains points de ces récits. Il peine à les mettre en relation avec toutes les connaissances qui sont devenues les siennes au fil des ans et des lectures faites à Rome. Il interrompt sa belle-sœur pour s’exprimer à son tour.

Je vous entends bien tous les deux, mais je reste curieux devant ce livre que vous avez mis à la place d’honneur dans votre maison. Désireux d’en connaître le contenu, je l’ai ouvert et lu les premières pages, celles qui parlent de la naissance du monde et de l’homme et la femme. Finalement ces récits sont assez proches de ceux que l’on trouve chez nos poètes et philosophes. J’ai bien remarqué les différences ; mais où se trouve leur originalité ? Les peuples vénèrent des dieux particuliers et tous cherchent à dire l’origine du monde, le sens de la vie humaine, le pourquoi du mal… Je ne comprends pas la nécessité de changer de religion sous prétexte que l’une d’elle proclame haut et fort qu’elle est la seule vraie. J’avoue que Rome a montré beaucoup de sagesse en laissant chacun pratiquer librement son culte ou ses mystères. Les Juifs sont libres de vivre leur foi partout dans l’empire, mais ceux qu’ils nomment les païens trouvent-ils, à Jérusalem, la même tolérance ?

Après un court silence, il ajoute :

Tu ne vas pas me dire, Cornelius, que tu as adopté la religion juive ?

Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est  investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique. 

Caravane

La lampe de ma vie

Les événements de la vie nous confrontent et suscitent des questions. Si la Bible n’a pas la réponse à toutes nos questions, telle une lampe, elle éclaire nos existences et nous offre un certain nombre de repères.