Deux femmes de l’époque romaine. Fresque du 1er siècle sur un mur plâtré.
Getty Villa, Malibu (photo © Mary Harrsch).

8. Échange entre Aurélia et Flavia

Roland BugnonRoland Bugnon, CSSP | 17 avril 2023

La dernière conversation avec Josaphat a laissé Lucius pensif. Laissant ce dernier achever sa cueillette, il reprend le chemin de la maison. Il sourit en pensant qu’il vient de partager le travail d’un esclave, chose qu’il n’aurait certainement jamais faite à Rome. Il se dit que l’atmosphère de Césarée est différente, plus familiale. Tout devient possible. L’image du crucifié lui traverse l’esprit en même temps que l’image de César qui s’érige en divinité nouvelle et oblige les populations de l’empire à lui rendre hommage et à s’agenouiller devant lui. Alors qu’il marche vers le lieu de rencontre, il murmure : Voilà deux images difficilement conciliables ! Brusquement il s’arrête et surprend une discussion animée entre Aurélia et Flavia. Cette dernière interpelle vivement sa belle-sœur :

J’ai beaucoup de peine à vous comprendre, toi et Cornelius. Tu sais bien que la crucifixion est le supplice le plus odieux et le style de mort parmi les plus atroces que les armées romaines infligent aux esclaves en révolte et aux bandits de grands chemins. C’est l’un des moyens qu’elles utilisent pour maintenir leur domination et leur pouvoir sur toutes les populations conquises. Ce Jésus crucifié, c’est l’image d’un dieu impuissant, incapable de répondre à la violence qui lui est faite et d’aider ceux et celles qui la subissent. Quand je m’adresse à une divinité, j’attends d’elle qu’elle m’exauce. Je ne vois pas en quoi ton dieu peut m’être utile en quoi que ce soit. J’attendrais de lui qu’il fasse disparaître la violence, les massacres et la guerre, qu’il soit agissant dans le monde. Mais jusqu’à ce jour je constate surtout l’efficacité des armées de César ! Là encore tout est à reprendre. Ton Jésus est une divinité sans armes, ni moyens efficaces pour établir son règne et faire respecter sa volonté. C’est un dieu bien pauvre, un dieu pour les pauvres peut-être !

Lucius s’est installé à côté des deux femmes tout en leur faisant signe de continuer leur discussion. Il écoute sans rien ajouter au propos de son épouse et se tourne vers Aurélia, attentif à la réponse qu’elle peut apporter. Fortement interpellée, Aurélia tarde un peu, mais ne refuse pas le défi que vient de lui lancer Flavia.

Je te comprends, Flavia ! Et j’entends tes objections. La figure de Jésus crucifié va à l’encontre de tout ce que le commun des mortels croit pouvoir dire de la divinité. Ils attendent tous qu’elle montre sa puissance et son efficacité. La victoire d’une armée sur une autre est perçue comme la victoire d’une divinité sur une autre et les vaincus se dépêchent d’honorer les dieux de leurs nouveaux maîtres. Le culte qui leur est rendu est le plus souvent mis au service du pouvoir vainqueur. Tu le vois avec la pratique imposée par César. Les temples qu’il fait bâtir en son honneur, sont le moyen qu’il utilise pour tenter de stabiliser son empire.

Cette stratégie a fonctionné autrefois et fonctionne aujourd’hui de manière plus ou moins identique dans tous les royaumes qui se sont édifiés. César, Pharaon ou le roi de Babylone partagent la même ambition : être considéré comme des dieux pour mieux asseoir leur domination, sans oublier le désir de réaliser leurs secrètes ambitions et fantasmes personnels. Être comme des dieux, le plus grand, le plus beau, le plus fort, le premier en tout… Voilà bien le grand désir qui habite le cœur humain, jusqu’à ce que la vie se charge de rappeler à chacune et chacun la fragilité fondamentale commune à tous. Devant la mort, nous sommes tous égaux. La source de toutes les guerres et violence est bien là, dans le désir exacerbé de la toute-puissance.

Qu’en est-il de Jésus ? À la suite de la visite de Pierre, ma vie a été profondément bousculée. J’étais loin d’être prête à accepter l’idée que le divin s’exprime au travers d’un homme dont la fin horrible me paraissait placée sous le signe de la malédiction et manifester l’échec de sa vie et du message dont il était porteur. Où est donc la victoire du crucifié que célèbrent désormais ses disciples ? Je ne le sais trop comment, avec Cornelius, je me suis sentie prise dans un souffle puissant, mais je n’en éprouvais pas moins le besoin viscéral de comprendre ce qui nous arrivait.

 J’ai commencé par prêter une plus grande attention au message qu’il avait laissé à ses disciples et aux rencontres que certains avaient vécues avec lui. Il y a chez lui une volonté caractéristique d’éviter tous les moyens de puissance. Il n’exerce son pouvoir de thaumaturge qu’au bénéfice de celles et ceux qu’il rencontre. Il aurait pu séduire des foules et les mettre à son service, il s’y refuse absolument. Certains de ses premiers disciples imaginaient trouver en lui l’envoyé divin qui prendrait la tête de la révolte contre les Romains. Il s’oppose catégoriquement à cette idée, provoquant l’abandon des plus enthousiastes. Que se passe-t-il en réalité ? Son cœur le pousse vers les plus faibles et les plus petits, leur redonnant valeur et dignité, faisant renaître au fond d’eux-mêmes une espérance et une force capable de les remettre debout sur leurs deux pieds. Il n’y a rien en lui qui s’apparente au mépris du pauvre, de l’esclave ou du vaincu, comme c’est souvent le cas dans le cœur des plus riches et des plus puissants, à Rome comme à Jérusalem.

« Ne crains-pas… relève-toi… va, ta foi t’a sauvé… » Ces paroles, il les utilise sous toutes sortes de formes et ceux et celles qui les entendent prononcées sur eux et s’y attachent, peuvent renaître à leur vie d’homme ou de femme, sans plus aucune crainte. Il se réfère sans cesse au divin en l’appelant le père céleste, il apprend également à ses disciples à s’adresser à lui dans une confiance totale, en lui disant à leur tour « Père » ! Pour Jésus, l’important ne réside pas dans le sacrifice que l’on fait au divin ou l’offrande que l’on apporte dans un temple, mais dans le type de relation que l’on noue avec lui. C’est un dialogue qui s’établit alors, une sorte de partenariat amoureux dans lequel la confiance mutuelle est essentielle.

Flavia ! Tu te souviens de moi à Rome. J’étais très religieuse et je fréquentais souvent les temples pour tenter d’obtenir les grâces et les faveurs que les dieux sont sensés dispenser. J’étais très attentive aux jours fastes et néfastes et aux oracles des augures. Je vivais dans la crainte et la peur de ne pas agir de manière juste ; l’angoisse m’étreignait pour n’importe quel prétexte. Depuis que je médite en profondeur les paroles du rabbi Jésus, je vis en paix avec moi-même et j’ai remis toute ma vie entre les mains de Dieu son Père. J’ai appris à vivre dans la confiance et à m’en remettre à son amour. Quoi qu’il m’arrive, je sens sa présence au plus profond de mon être. Son esprit me donne la force dont j’ai besoin pour affronter certaines épreuves. Il n’agit pas en moi à coups de baguette magique, ne me libère pas comme par enchantement de toutes les difficultés auxquelles je suis confrontée.

Le dieu arbitraire, souvent menaçant ou maniant la foudre et le tonnerre, toujours prêt à jouer avec le destin de l’humain, a disparu de mon esprit et je m’en tiens désormais à celui que Jésus a révélé : un dieu plein d’amour et d’attention pour chacune et chacun, pour le plus petit comme le plus grand, pour le Juif comme le Grec ou le Romain, pour le maître comme l’esclave, pour l’homme comme la femme. Ce point-là est central. Alors que les Juifs ont tendance à préserver l’idée d’un dieu national qui a fait d’eux un peuple élu à l’exclusion de tous les autres, Jésus fait sauter les barrières. Il va s’asseoir à la table de ceux qui sont considérés comme indignes ; dans le cercle de ses disciples, il accueille des femmes qui ne sont pas toutes de la meilleure réputation ; il répond favorablement à la demande d’un centurion romain venu lui demander de guérir l’un de ses vieux serviteurs ; il s’adresse bien en priorité au monde juif, mais répond à la demande d’une Syro-Phénicienne. Ces aspects me paraissent extraordinaires et ne vont nullement de soi.

Son attitude lui vaudra le rejet des autorités juives et le conduira à la mort. Ne supportant pas sa liberté de comportement, ni sa manière de parler du divin, beaucoup de ses amis de la première heure le laisseront tomber, refusant de collaborer avec un prophète qui place l’amour de Dieu et l’amour du prochain sur un pied d’égalité. Bien plus, à ses yeux, l’appartenance à une religion, à un pouvoir ou une instance religieuse sacrée, n’est pas importante. Le seul critère qui juge de la valeur d’une femme ou d’un homme, est l’amour qu’il ou elle est capable de vivre et de manifester dans sa relation aux plus petits.

On est très loin de toutes ces célébrations grandioses qui magnifient le pouvoir impérial… Toutes ces personnes qui sacralisent à outrance leur propre pouvoir ont besoin d’un divin qui cautionne leurs prétentions et les protège de toute velléité de révolte. L’énorme surprise avec Jésus, c’est que le divin n’a pas besoin de la violence pour imposer sa volonté ! Son amour suffit. La femme ou l’homme qui se découvre aimé.e d’un amour inconditionnel, voit se développer en elle ou en lui des capacités exceptionnelles… César est notre empereur et je respecte son autorité sur l’empire, mais il n’est pas mon Seigneur. Pour moi, seul Jésus est Seigneur !

Et les centaines de chrétiens crucifiés ou massacrés dans les arènes du Colisée, l’ont été en raison de leur refus de plier le genou devant César, alors que ce dernier n’avait pas trouvé d’autre moyen pour se dédouaner, aux yeux de la population romaine, de ses fantasmes de grandeur et de sa responsabilité dans l’incendie qui a détruit une partie de la ville. Ces hommes, femmes et enfants qui ont accepté une mort horrible, par amour pour leur seul vrai Seigneur, sont des êtres qui, tout comme moi, avaient trouvé dans leur foi en Jésus, Christ et Seigneur, la force qui les animait. En quoi étaient-ils coupables ? Peux-tu me le dire ?

Saisie par l’émotion, Aurélia se tait brusquement. Des larmes coulent de ses yeux et le registre de sa voix est monté d’un cran, comme si la colère la saisissait tout entière face à ce qui est à ses yeux la pire injustice. Elle tente désespérément de se ressaisir, mais n’y parvenant pas, elle se lève de son siège et quitte l’atrium en ajoutant simplement :

Excusez-moi si je me suis emportée ! Je sors faire quelques pas dans le jardin pour y retrouver la paix du cœur et le contrôle de ma respiration. Je vous laisse un moment. Nous nous retrouverons tout à l’heure.

Sans attendre de réponse, elle quitte la pièce, laissant Lucius et Flavia l’un en face de l’autre. Ils se regardent sans mot dire, saisis par ce qu’ils viennent d’entendre, incapables de réagir. Désormais le lien est fait ! Ces hommes et ces femmes jetés en pâture par Néron à la vindicte populaire étaient tous des adeptes de ce Jésus Christ, des Chrétiens. Cornelius et Aurélia en font partie…

À Rome, les philosophes et les intellectuels pensent que leurs idées et leur enseignement commencent à gangréner la plèbe et qu’il n’est pas mauvais de réagir contre un tel danger pour préserver la cohésion de l’empire. Jusqu’à ce jour, Lucius et Flavia partageaient plutôt cette idée, mais voilà qu’ils sont mis devant une réalité nouvelle : Cornelius et Aurélia font partie de cette secte honnie. Ils découvrent le même point d’interrogation inscrit sur leur visage. Maintenant qu’ils viennent de mettre un nom connu sur le changement qui s’est opéré en Cornelius et Aurélia, vont-ils changer d’attitude envers eux ?

Sans briser le silence qui s’est fait, Flavia se lève de son siège et fait un signe à son mari, l’invitant à l’accompagner dans le jardin. Dehors, le soleil est proche du zénith, mais une légère brise venue de la mer, apporte un peu de fraîcheur. Josaphat a quitté son travail de jardinier et Aurélia, en bonne maîtresse de maison, est certainement allée voir ce qui se passe à la cuisine. Sans s’être concertés, ils se dirigent vers le petit banc de pierre qui se trouve au fond. Ils savent qu’ils pourront s’asseoir dans l’ombre des arbres et admirer le paysage qui s’étale devant leurs yeux. Toujours saisis par ce qu’ils viennent d’apprendre, ils tentent de faire un peu de vide en eux en se concentrant sur les fleurs magnifiques qui défilent devant leur regard.

Le silence n’est troublé que par le seul crissement des cigales et le chant des oiseaux qui volent alentour. Tout à coup Lucius explose :

– Le signe du poisson, c’est donc cela ! Comment ton frère a-t-il pu se laisser entraîner dans une pareille impasse ? Et en plus, il est centurion dans l’armée impériale. Je ne vois pas de quelle manière il va concilier sa foi en Jésus le crucifié et sa fidélité à l’empereur… Tu te rends compte ? Un crucifié comme signe de la toute-puissance divine, le grand Jupiter réduit à rien, privé de ses armes favorites, la foudre et le tonnerre… J’ai beau y réfléchir dans tous les sens, tourner et retourner dans ma tête les paroles entendues, je persiste à penser que tout est pure folie, qu’il n’existe pas d’alternative. Ou bien nous sommes les victimes d’un destin inexorable contre lequel nous ne pouvons rien, ou bien, nous en sommes réduits à n’être que des jouets entre les mains de divinités arbitraires ou tyranniques qui s’amusent avec nous pour se distraire de leur ennui…

Et voilà que Cornelius et Aurélia chantent les louanges d’un certain Jésus en qui le divin est venu à la rencontre de tous les hommes pour leur offrir un destin où l’amour de l’autre, des faibles, des fragiles, des pauvres, prend toute la place. C’est de la folie ! Rien ne peut changer en ce monde. La violence et la guerre sont le seul langage et moyen de faire évoluer l’histoire des peuples. Les pauvres seront toujours des pauvres et les puissants, des puissants. Et en plus, la richesse permet de tout acheter, même l’âme des gens. Pour le reste je ne me prononce pas. Tu le sais bien ! Mes convictions personnelles me portent à douter de tout ce que je ne peux voir et comprendre. Les beaux parleurs finissent presque toujours par m’exaspérer. J’apprécie ton frère, Flavia, je reconnais son intelligence, son courage, sa probité et son sens aigu de la justice. À Rome, je passais des heures à parler avec lui, mais sur le terrain où il s’est engagé désormais, je ne le suivrai pas, d’autant plus que je le trouve imprudent. De nos jours, il est préférable de ne pas risquer d’être en conflit avec un système impérial prêt à briser et broyer sans pitié qui s’oppose à lui.

L’évocation de cette perspective fait frissonner Flavia. Elle se presse un peu plus fort contre son mari, désireuse d’exorciser les visions d’horreur dont elle a été témoin, durant la période noire de la persécution contre les chrétiens. Son voyage à Césarée devait l’aider à oublier ces hommes, femmes et enfants mourant d’étouffement progressif sur leurs croix, dans d’horribles souffrances. Et voilà qu’Aurélia, sans le savoir, vient de réveiller l’angoisse qui l’étreint chaque fois que revient ce souvenir. La prise de conscience que son frère et sa belle-sœur pourraient être pris dans une tourmente similaire, la fait frémir d’horreur. Le silence s’installe et brusquement, Flavia se lève et ajoute simplement :

– Je vais retrouver Aurélia ! Peut-être a-t-elle besoin d’aide. On se retrouve tout à l’heure !

Lucius comprend sa démarche. Il sait les raisons qui ont poussé son épouse à insister si fortement pour qu’il accepte lui-même de faire ce voyage en Orient. Il a un peu de temps devant lui, il va en profiter pour faire quelques pas hors du jardin, en direction des collines. Ne sachant trop où aller, il vient retrouver Josaphat, à l’ouvrage près de la maison. Lorsqu’il le voit arriver, ce dernier l’interpelle :

– Alors Lucius ! Tu te promènes ?

– Oui, Josaphat ! J’ai entendu beaucoup de choses depuis ce matin et j’ai besoin de réfléchir ! Peux-tu m’indiquer un endroit tranquille et beau d’où l’on peut méditer tout en regardant le paysage ?

– Tu vois le petit sentier qui monte sur la colline ? Tu y trouveras quelques palmiers qui te fourniront de l’ombre. De là-haut, la vue est magnifique. Ne va pas trop loin. Lorsqu’on sort de la ville, il vaut mieux rester prudent.

– J’y monte ! Si quelqu’un me cherche, tu sais où me trouver.

Roland Bugnon est membre de la congrégation du Saint-Esprit. Après 17 ans de ministère pastoral et d’enseignement en Centrafrique, il est revenu dans son pays, la Suisse. D’abord à Bâle, puis à Fribourg, il s’est  investi dans des tâches d’animation spirituelle et biblique. 

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La lampe de ma vie

Les événements de la vie nous confrontent et suscitent des questions. Si la Bible n’a pas la réponse à toutes nos questions, telle une lampe, elle éclaire nos existences et nous offre un certain nombre de repères.